Je n’ai pas de temps à perdre

10 octobre 2014

Je n’ai pas de temps à perdre

Ce matin, John louvoie dans le trafic en grognant sur les conducteurs trop lents à la détente. Il nous conduit à l’école où je vais déposer mon fils, trois ans, et une autre petite fille.

« Allez, avance… Avance! »

Il parvient à doubler quelques voitures et se lance dans la perpendiculaire, moins fréquentée à cette heure de la journée. Je lui demande s’il a passé une bonne fête de l’Indépendance.

« Fête de l’Indépendance!? »

Il manie habilement la voiture et se glisse entre deux camions qui crachent une fumée noire et odorante. Je pense aux poumons des enfants. Je lui demanderais bien de fermer les fenêtres, mais quelque chose m’en empêche. John passe une bonne partie de sa vie dans les bouchons de Kampala. Fenêtres ouvertes, sans doute pour que l’air circule. Fenêtres ouvertes, peut-être pour ne pas devenir claustro. Fenêtres ouvertes parce qu’il y a d’autres problèmes plus urgents que la santé de ses poumons, peut-être.

« Fête de l’Indépendance?! Je n’ai pas de temps à perdre. » Le ton est sans appel.

« Mais quelle indépendance? poursuit-il, en crescendo. Ce que tu vois ici, ce n’est que la façade. Il y a des gens qui n’ont pas de quoi manger, ici. Il y a des gens qui ont faim. Les gens ne travaillent pas; ils n’ont pas de travail. Les enseignants sont mal payés. Jamais, jamais tu m’entends, je n’enverrai mes enfants dans une école publique. »

Mon fils intervient doctement : « Mon école est à Bugolobi ». John rit. Nous arrivons. Il se gare avec beaucoup de dextérité entre les 4×4 qui pullulent aux abords de l’école internationale. Nous entrons. Les professeurs arborent qui une tenue traditionnelle d’un des coins du pays, qui les couleurs du drapeau ougandais. Il va y avoir un spectacle.

Sur la route du retour, lorsque je l’interroge sur l’âge de ses enfants, John me tend une enveloppe. Des photos de sa fille, vêtue de la toge et de la coiffe des cérémonies de remise des diplômes et de son garçon, diplômé depuis l’an dernier, me dit-il. « Mes trois enfants seront passés par l’université ». Et il se tait. Je pense à ce qu’il peut gagner, comme chauffeur de taxi. Je règle la course. Avant de me saluer, il ajoute: « C’est presque un sacerdoce, de vouloir leur offrir cette instruction. Il faut vraiment s’y consacrer corps et âme. »

Il n’y a pas de temps à perdre.

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Commentaires

Djossè TESSY
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C'est vraiment un sacerdoce. Comme l'a dit Toundi dans "Une vie de boy" de Ferdiand Oyono, "le père Gilbert m'a appris à lire et à écrire...rien ne vaut cette richesse" ou encore Victor Hugo "l'ouverture d'une école coincide avec la fermeture de plusieurs prisons" ...Très beau billet !

cleohalot
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Merci!!!

Yanik
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Ce que comprend un chauffeur de taxi, les dirigeants ont tant de mal à le prioriser…
Bravo pour ce billet percutant, belle tranche de vie ougandaise !

cleohalot
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Merci! A suivre.