30 janvier 2015

Bleu Kampala

Passants velo figure
Passants – Photo © SDL

Je n’ai plus envie de parler de l’été éternel. Ni des affiches gigantesques qui commencent à pulluler dans la ville; le président (en très gros plan sur les très grandes affiches, s’il vous plaît) promet un avenir radieux. Le ciel est bleu.
Mais je n’ai pas envie de parler, non plus, de cette femme penchée sur la rigole, un morceau de pagne enroulé autour des jambes et un mouchoir devant la bouche. Elle balaye la poussière, sur le bord d’une route en terre. Frôlée à chaque instant par des jeeps, des motos, des camionnettes chargées et des voitures rafistolées. Les bras qui dansent dans la fumée des moteurs. Elle repousse la terre, l’accumule ici ou là, crée peut-être des tas, des tas de poussière, des tas de terre sur la route en terre. Allez savoir.
Chacun vaque à son destin. Péniblement. A porter mille fois son poids sur lui, sous la chaleur ou dans le vent…
J’écoute la musique, les paroles – … Voyez-vous ces êtres vivants?… – et je pense à comment irait le matin, si j’étais là-bas, au Nord, dans ce petit pays d’Europe centrale. A la pluie. Aux files de voitures, plus ordonnées. Un peu plus tristes peut-être. Je suis européenne et je pense à la tristesse d’une manière que je ne pourrais probablement jamais expliquer à ma voisine ougandaise.
Et je reviens à mon matin, à ici, à maintenant. Kampala, le 30 janvier 2015. Je croise les policiers et les agents de la sécurité, leur AK47 en bandoulière. Parfois, il m’arrive de me demander s’ils sont chargés, leurs fusils. Je me fraye un chemin dans la pagaille du trafic. Des affiches pour la bière et pour les lotissements. Si grandes qu’il faudrait peut-être quarante ou cinquante corps d’hommes pour les recouvrir. Et au moins deux cents visages.
…Comme un légo avec du vent. La faiblesse des tout puissants. Comme un légo avec du sang…
Et je pourrais parler de Joël, qui tous les matins, s’assied sur le trottoir herbu, en face de chez moi, avec son costume impeccable. Sa moto veille. Il attend le client. Lundi. Mardi. Mercredi. Jusqu’à dimanche. Après l’office. Il attend. Jusqu’à ce qu’on l’interpelle: « Boda! ». Alors il allume sa moto et s’y assied, sans froisser son costume. Parfois, j’y monte aussi, sur sa moto. Nous roulons ensemble quelques instants. Il me dit que sa famille est en bonne santé. C’est bien. Je vaque à mes occupations. Lui aux siennes. Et nous nous saluons.
… La force décuplée des perdants. Comme un légo avec des dents. Comme un légo avec des mains…
Je pourrais parler de Jude, dont le frère est mort cette nuit. Qui ne sait pas pourquoi. « Il avait mal à la jambe. » Il a été hospitalisé. Coma. Et ce matin : « Mon frère est mort. » Mais de quoi?  « Je ne sais pas. I don’t know why. »

Va, Jude, va rejoindre les tiens. Pleurer ton frère. Arroser tous les autres. Même si tout ton salaire mensuel doit y passer. La mort, elle, ne passera pas. Mais pourquoi, pour quoi en parler?

… Dans le silence et dans le bruit… Voyez-vous tous ces humains?…*

* Paroles extraites du morceau Comme un légo, de l’album Bleu Pétrole d’A. Bashung, morceau écrit par G. Manset

 

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Commentaires

Santé nature innovation
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Votre article m’a vraiment accroché !! Bravo