14 novembre 2014

Profession: Vee-jay (suite)

Video halls Uganda
Video-hall, Ouganda – (c) Video Slink Uganda

Mais le Vee-jay fait bien plus que traduire les dialogues ou les sous-titres dans la langue locale… Il paraphrase l’action, sans craindre la redondance, quitte même à l’amplifier un peu. Et il met son grain de sel. « Les gens ont envie qu’on pimente ces films, qu’en quelque sorte on les améliore ». Qu’on les rendent plus relevés, ou plus digestes, c’est selon. Il faut que le spectateur puisse vraiment apprécier le spectacle, quel qu’il soit au départ : les films peuvent être issus de l’industrie du cinéma indienne, hollywoodienne ou coréenne, la majorité ont au moins un point en commun, ils viennent de l’étranger. La narration et les personnages répondent à des codes bien spécifiques qui ne sont pas forcément les mêmes que ceux de la culture locale, ni l’humour, ni le rythme, ni le langage visuel utilisé pour les rendre. « Je fais en sorte que les spectateurs aient l’impression d’y être… » Et, surtout, qu’ils s’amusent.

« D’ailleurs, on enregistre aussi sur les films locaux. » Le public en redemande. Il n’est alors plus question de doublage, mais juste de commentaires. Même sur les films du cru, qui n’ont pas besoin de traduction, les gens veulent entendre les interventions du V.J., cette voix qui crée la proximité en jouant avec les référents locaux, tout en introduisant par là-même, et paradoxalement, une distance avec le film lui-même.

Pendant ces projections dans les « video halls », le veejay travaille en direct. Assis devant sa console de mixage, sous l’écran, il joue avec son interrupteur, pour couper le son du film aussi souvent que nécessaire, lorsqu’il faut traduire les répliques, expliciter une séquence ou lâcher un commentaire piquant. « Vous voyez le gangster, là ? Eh bien, il s’est invité ici, parmi nous, il est là, assis au dernier rang ! » Il se met dans la peau des personnages, dont il doit rendre les émotions, pour que le public puisse aussi les ressentir. Mais ce n’est pas tout… Un bon V.J. connaît son public. Il sait ce qui le fera sourire ou franchement rire. Son rôle est de lui faire passer un bon moment. Quitte à tricher un peu…

Lorsque les mots deviennent crus, il adoucit, il contourne. Quand certaines situations en rappellent d’autres, il y fait allusion et n’hésite pas à faire le grand écart. Mais Sammy insiste : on ne critique jamais ouvertement le gouvernement. Il faut utiliser des voies détournées, dit-il, avec un geste éloquent. Et puis, surtout, on galvanise le public, on l’apostrophe, on le secoue, on ne lui laisse aucun répit. On atteint parfois un rythme hallucinatoire, un flot constant de paroles, assénées avec l’énergie que dégagent les prêcheurs pour convaincre leurs ouailles. Acquises à la cause ?

Il semblerait que le V.J. incarne souvent un rôle social, l’emblème ou le gardien d’un certain vivre ensemble : dans son discours, il fait référence, en les mettant en relation avec les personnages du film en cours, à des personnes réelles, caricaturées, dont l’évocation emporte immédiatement l’adhésion du public. Tel parlementaire systématiquement endormi pendant les débats, tel politicien véreux aux agissements douteux, tel voyou de quartier à l’aura indéniable, ils sont les protagonistes de la saga sociale que tous s’accordent à partager, garante d’une certaine cohésion. Le veejay convoque ces figures, en amenant ainsi l’intrigue et les personnages du film dans l’arène, jouant la carte de l’identification : regardez, eux, c’est nous, vous ne vous reconnaissez pas ?

Mais Sammy insiste : il s’agit avant toute chose de faire en sorte que les gens s’évadent quelques temps de leur quotidien et oublient tous leurs soucis. Un subtil dosage d’énergie, de rêve et d’humour à transmettre. Peu importe, finalement, le type de film qui est projeté. Même si Sammy avoue que sa préférence va aux thrillers, aux films d’aventures et, surtout, aux histoires de tribunal. « Ceux qui m’apprennent le plus et qui plaisent le plus à mon public. »

« J’aurais aimé être avocat », me glisse-t-il. Et moi je ne peux pas m’empêcher de superposer les effets de manche et l’éloquence des gens du métier à la verve et au bagout du V.J. Mais Sammy maintient aussi qu’il apprécie qu’un film soit édifiant. Il pense qu’un film peut avoir un impact réel sur le spectateur. La morale de l’histoire lui importe. Et dans les films qu’il traduit, souvent, les méchants finissent en prison ou au cimetière.

Et les nus, les homosexuels, le sexe ? Sammy hoche la tête. Il me le rappelle : on choisit les films qu’on projette en fonction de l’audience pour laquelle on les projette. Un bon V.J. connaît son public et sait ce qui peut le choquer. « S’il faut censurer, on censure. »

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