cleohalot

Profession: Vee-jay

Dvd pirates VJ reduite
DVD doublés par des V. J. (c) SdL.

 Vee-jays? Non, ce ne sont pas les acolytes des D.J. des clubs branchés de Kampala.  Les V. J. ont un rôle bien particulier. Doubleurs, interprètes, stars, comédiens, pirates, conteurs, les qualificatifs ne manquent pas, sur la toile, quand il s’agit de les décrire. Mais beaucoup ignorent cette facette de la culture populaire ougandaise. Un artiste suédois, Markus Öhrn, était venu les filmer en Ouganda, il y a quelques années. Il leur avait demandé de traduire des films de Bergman, curieux de voir comment ces œuvres, emblématiques d’une certaine culture européenne, allaient être interprétées dans les quartiers populaires de Kampala. Son documentaire, projeté récemment dans un festival à Bruxelles, a servi de prétexte pour que je réalise ce reportage.

Quand je demande à Sammy ce qu’il a pensé des films de Bergman, il marque un temps d’arrêt. Il finit par avouer qu’il lui a fallu du temps pour commencer à les apprécier. Il aime la culture européenne parce qu’elle a un côté immuable, pense-t-il, fidèle à elle-même. Une dimension ancestrale justement souvent associée à une certaine image de la culture africaine. En tout cas, les films de Bergman n’ont pas fait long feu dans la programmation de Sammy. « Trop peu de mots… »

Je ne sais pas pourquoi, j’imaginais que j’allais tomber sur un gars au look travaillé, avec les incontournables lunettes noires, une montre rutilante, un ou deux acolytes collés aux basques, façon gardes du corps. La description qu’on m’avait faite des vee-jays était celle de demi-stars, jouant de leur popularité et de ses accessoires. Un mélange entre l’acteur de série télé à succès et le rappeur gangsta. Mais l’homme qui se tient devant moi, ce jour-là au centre culturel national ougandais, porte une chemise sobre sur un pantalon foncé et arbore un sourire jovial. Il pourrait passer pour n’importe quel négociant ou professeur de la classe moyenne.

Son bagout va venir rapidement pimenter cette image un peu lisse. Sammy est devenu V.J. par vocation. Dès l’enfance, il passe son temps à regarder des films. Il se trouve un maître, V.J. Cuts, et après avoir terminé ses études (un diplôme en journalisme, après tout, il s’agit encore de transmettre quelque chose aux gens, me dit-il) il a commencé à travailler comme veejay, malgré l’opposition de sa mère, qui voit cela comme une occupation bien peu sérieuse : « Ce sont les marginaux, les toxico et les mauvais garçons, qui font ça… »

Le premier film qu’il a traduit est The living daylights. Un James Bond… Ses yeux brillent encore au souvenir de sa performance. « C’est un travail difficile, il s’agit de faire de sérieuses recherches avant de se lancer dans le doublage d’un film. Tout le monde regarde des films, tu peux très bien avoir un avocat, un ministre, un docteur dans ton public – si tu n’utilises pas les bons termes techniques, tu passes pour un amateur. » Et puis il faut rendre l’histoire compréhensible pour le commun des mortels.

Entendons : un public composé principalement de personnes qui n’ont pas d’accès privé à la télévision, qui ne parlent pas anglais (ni chinois, ni coréen, ni hindi, d’ailleurs), qui peinent même parfois un peu à lire ou écrire. C’était le cas au départ, en tout cas. Parce qu’ensuite, progressivement, le public des veejays, celui des « video halls », s’est élargi à tous les acheteurs de dvd doublés et vendus par ces mêmes veejays. C’est-à-dire potentiellement à peu près tout le monde.

La boutique où Sammy vend les copies des films qu’il a traduits, dans le centre de Kampala, propose pêle-mêle au badaud des saris, des lunettes de soleil, des téléviseurs et des lecteurs dvd, des chaussures et des casquettes, et enfin, tout au fond, rangés par genre dans des casiers en bois, des centaines de copies pirates de films américains, coréens, indiens, chinois, nigérians, néo-zélandais, parfois européens, plus rarement ougandais.

Les coûts de location de l’espace sont répartis entre les différents commerçants – impossible de se payer seul ces vingt-cinq mètres carrés en plein quartier commercial. On est dans le cœur vibrant de la ville, qui fourmille de motos-taxis zigzagantes, de piétons affairés, de minibus bondés, de camions lancés à plein régime, de porteurs remontant péniblement le flot, leur chargement oscillant dangereusement au sommet de leur tête ou de leur bicyclette. Le nom de la boutique apparaît au dessus de la porte, Good movies ✚ stuff, la croix chrétienne en guise d’esperluette.

Sammy m’invite à le suivre, en me pliant en deux, dans un réduit situé juste à l’arrière de son étalage. Assis sur de petits tabourets sous les étagères, il me fait les honneurs de son studio de doublage – un écran, un micro et un système d’enregistrement, un lecteur dvd, le tout sur un mètre carré. Quand il enregistre, les autres vendeurs sont priés de se taire.

« J’interprète tous les rôles, femmes, hommes, jeunes ou vieux. » Il faut suivre. Le veejay double et commente le film en coupant le son original aussi souvent que nécessaire. On a alors quelque chose qui s’apparente à la logorrhée du commentateur sportif, sur fond de bande-son entrecoupée. Le rythme est généralement très rapide ; comédies et thrillers américains, romances indiennes ou films d’action coréens, les scènes s’enchaînent et se ressemblent.

Détrompez-vous. Le V.J. s’investit beaucoup plus que le journaliste qui commente un match de foot, affirme Sammy, qui a pendant un temps travaillé pour une radio. C’est un investissement total, le public doit le sentir. Et puis, il y a l’étude, la phase préparatoire. On regarde le film, plusieurs fois au besoin, on fait les recherches nécessaires sur internet ou dans le dictionnaire : termes techniques juridiques, militaires, médicaux, scientifiques, il s’agit d’être précis, le V.J. est le garant de la bonne compréhension du public : au-delà de la simple traduction, d’une transmission « réussie ». Et quand c’est le cas, on le lui rend bien.

Le veejay professionnel fait son apparition à Kampala dans le courant des années quatre-vingt. Il travaille dans les « video halls ». Ces petites salles de projection ont fleuri à cette période, suite à la débâcle économique initiée par Idi Amin lorsqu’il a mis à la porte tous les commerçants indiens. Les cinémas, assez florissants, ont alors fermés. Mais le besoin de divertissement n’a pas disparu pour autant. Et certains ont rapidement saisi l’opportunité.

Les « video halls » ont commencé à voir le jour un peu partout, dans les quartiers populaires des villes et sur les places des villages, en bois, en tôle et en carton – du temporaire qui a fini par durer, comme beaucoup de ces constructions informelles. Seul hic : les films qu’on vient y voir ne sont jamais doublés ou sous-titrés en langues locales. C’est comme ça que le métier a vu le jour. Doubleur en direct.

–  A  SUIVRE – 


Je n’ai pas de temps à perdre

Ce matin, John louvoie dans le trafic en grognant sur les conducteurs trop lents à la détente. Il nous conduit à l’école où je vais déposer mon fils, trois ans, et une autre petite fille.

« Allez, avance… Avance! »

Il parvient à doubler quelques voitures et se lance dans la perpendiculaire, moins fréquentée à cette heure de la journée. Je lui demande s’il a passé une bonne fête de l’Indépendance.

« Fête de l’Indépendance!? »

Il manie habilement la voiture et se glisse entre deux camions qui crachent une fumée noire et odorante. Je pense aux poumons des enfants. Je lui demanderais bien de fermer les fenêtres, mais quelque chose m’en empêche. John passe une bonne partie de sa vie dans les bouchons de Kampala. Fenêtres ouvertes, sans doute pour que l’air circule. Fenêtres ouvertes, peut-être pour ne pas devenir claustro. Fenêtres ouvertes parce qu’il y a d’autres problèmes plus urgents que la santé de ses poumons, peut-être.

« Fête de l’Indépendance?! Je n’ai pas de temps à perdre. » Le ton est sans appel.

« Mais quelle indépendance? poursuit-il, en crescendo. Ce que tu vois ici, ce n’est que la façade. Il y a des gens qui n’ont pas de quoi manger, ici. Il y a des gens qui ont faim. Les gens ne travaillent pas; ils n’ont pas de travail. Les enseignants sont mal payés. Jamais, jamais tu m’entends, je n’enverrai mes enfants dans une école publique. »

Mon fils intervient doctement : « Mon école est à Bugolobi ». John rit. Nous arrivons. Il se gare avec beaucoup de dextérité entre les 4×4 qui pullulent aux abords de l’école internationale. Nous entrons. Les professeurs arborent qui une tenue traditionnelle d’un des coins du pays, qui les couleurs du drapeau ougandais. Il va y avoir un spectacle.

Sur la route du retour, lorsque je l’interroge sur l’âge de ses enfants, John me tend une enveloppe. Des photos de sa fille, vêtue de la toge et de la coiffe des cérémonies de remise des diplômes et de son garçon, diplômé depuis l’an dernier, me dit-il. « Mes trois enfants seront passés par l’université ». Et il se tait. Je pense à ce qu’il peut gagner, comme chauffeur de taxi. Je règle la course. Avant de me saluer, il ajoute: « C’est presque un sacerdoce, de vouloir leur offrir cette instruction. Il faut vraiment s’y consacrer corps et âme. »

Il n’y a pas de temps à perdre.


Independence Day

Le 9 octobre, le pays où je vis fête son indépendance. « Happy Independence Day » disait ce matin ma voisine à son interlocuteur, au téléphone.

On se souhaiterait donc « Heureuse fête de l’indépendance ». Un peu comme « Joyeux Noël », »Bonne année », « Heureuse Pâques ». (« Bonne fête de la femme » – celui-là aussi je l’ai déjà entendu).

Je m’empresse donc de souhaiter, moi aussi, un heureux jour de l’indépendance ougandaise à tous les Ougandais que je croise. Mais que suis-je exactement en train de faire?

Leur rappeler qu’ils ont été colonisés? Les féliciter d’avoir échappé au joug impérialiste d’une nation plus riche et très gourmande? Les congratuler pour cinquante-deux ans d’autonomie? (Autonomie. Hmpf. Je ne veux pas être rabat-joie, mais le pays est encore largement arrosé par l’aide internationale). Ou simplement me réjouir avec eux d’une journée où Kampala respire mieux, ses routes habituellement congestionnées presque vides, ses taxis (mini-bus) généralement bondés plus légers, ses écoles où les enfants se pressent quotidiennement à plus de cinquante par classe fermées. Les oiseaux chantent. Comme tous les jours. Mais aujourd’hui, on les entend.

Et pour les Ougandais, justement, que signifie cette journée? Innocent Anguyo se l’était demandé aussi, l’an dernier, en allant interroger ses compatriotes à propos de cette fête (à lire ici)

Ma voisine, elle, n’a jamais fêté l’Indépendance. « Il y a des gens qui le font. Préparent un bon repas. Moi je ne l’ai jamais fait. » Quand elle souhaite une bonne fête de l’Indépendance à son amie, au téléphone, elle accorde alors peut-être simplement de l’importance à ce moment particulier, où deux personnes rentrent en contact – la salutation -, comme il est d’usage. Ou elle fait instinctivement référence à une réalité qui, si elle a beau être abstraite, les réunit. Quant à mon voisin, il n’a pas peur de l’affirmer: « Je fête Noël. Mais pas l’Indépendance. Les gens se détendent, c’est un jour de congé. Mais ils ne sont pas satisfaits du gouvernement, alors… »

Ca n’empêchera pas Museveni, en bonne compagnie, de prononcer son discours, devant ses bataillons d’hommes armés. Comme la semaine dernière, lorsqu’a été célébré le presque centenaire de la police ougandaise. La police. Que voulez-vous…